Formidable article de Seth Greenland, auteur et scénariste américain, exactement mon sentiment sur l'époque.
C'est long, mais si juste, si bon, ça fait un bien fou; pas de canard, ça fera plaisir à quelqu'un !
Vous avez probablement entendu parler du nouveau livre de Woody Allen, une autobiographie intitulée en français Soit dit en passant. Et peut-être savez-vous qu’Hachette s’apprêtait à le publier aux États-Unis, jusqu’à ce que des salariés décident qu’ils ne pourraient plus travailler pour une entreprise si moralement corrompue qu’elle pourrait soutenir le travail d’un personnage aussi dégénéré que cet ancien comédien de stand-up, donateur du Parti démocrate, et fils spirituel de Groucho Marx. Les Mémoires d’Albert Speer n’ont pas fait tant de raffut dans le milieu de l’édition new-yorkais. Faisant étalage d’une impressionnante sensibilité culturelle - ou d’absence de colonne vertébrale, ça dépend de la perspective - Hachette a instantanément capitulé et annulé le contrat peu avant la publication.
Pourquoi écrire sur Woody Allen? Parce que c’est un artiste d’une profonde originalité qui a été exclu de la culture américaine, au préjudice de quiconque se soucie de comédie, d’art ou de pensée critique. Dans la période actuelle, cela semble une très mauvaise idée.
Revenons en arrière: il y a quelques années, lorsque j’étais un adolescent à problèmes j’ai jeté un premier regard sur Playboy. Là, juste sous mes yeux, s’étalait la photo d’un très jeune comédien à lunettes entouré de femmes aux seins nus (imaginez mes yeux exorbités sur des ressorts). C’est ainsi que j’ai fait la connaissance de Woody Allen et qu’a commencé mon immersion dans l’esthétique patriarcale. Encore une fois, acceptez mes excuses: j’ai tenté de faire amende honorable. Au fil du temps j’ai découvert ses albums de jazz et je les ai aimés. Quand il a commencé à faire des films, je les ai trouvés tous hilarants.
Ensuite j’ai vu Annie Hall qui m’a procuré l’équivalent pour un laïc d’une expérience religieuse. C’est à ce moment que j’ai su que je deviendrais scénariste. Sa capacité à combiner l’intellectuel avec l’inculte, à saupoudrer d’une pincée de Sémite de Brooklyn (confession: ma mère était de Brooklyn) et à laisser infuser la concoction en ajoutant une touche d’improbable mélancolie, qui une fois ingérée allait directement au centre de plaisir de mon cerveau, tout cela a fait de moi un adepte, sinon un inconditionnel.
Banale misogynie
À mes débuts d’écrivain, son influence était grande. Pour beaucoup de ma génération qui travaillait dans des domaines créatifs, Woody Allen planait quelque part dans l’air au-dessus de tous. Il a fait le travail qu’il voulait, sans compromis, a remporté des prix et a continué à le faire. Il représentait le beau idéal de la vie artistique. Et comme si cela ne suffisait pas, il écrivait régulièrement dans le New Yorker. Il est presque impossible de dire la considération qui l’entourait. Le fait qu’il n’ait jamais eu un énorme succès populaire ne faisait qu’ajouter à son talent artistique.
Je rappelle tout ceci afin qu’on comprenne de quel pinacle il a chuté. Il serait utile de se souvenir pourquoi précisément on l’avait élevé si haut. Au moment où il est arrivé, la comédie américaine était la chasse gardée d’hommes qui racontaient, entourés de fumée de cigares, des blagues sur des sujets tels que leurs batailles épiques avec leurs belles-mères, ou à quel point leurs femmes étaient de mauvaises cuisinières, dans une saveur acceptée de banale misogynie. Woody Allen ne fut pas le premier à élever le discours comique, mais il fut le plus original. Il a pris le personnage du schmock (benêt), un type comique perfectionné par Bob Hope, auquel il a inoculé la sensibilité de Jean-Paul Sartre.
Quant aux accusations selon lesquelles il aurait agressé sa fille adoptive de 7 ans en 1993, des enquêtes rigoureuses dans le Connecticut et à New York ont déterminé que ce n’était pas le cas
Nous sommes tous d’accord pour dire que Woody Allen a fait de mauvaises choses. Nul besoin d’être familier avec l’évolution extrêmement complexe de la large couvée d’enfants naturels et adoptés de Mia Farrow pour conclure que la fuite avec l’un d’entre eux ne correspondait pas à la définition que quiconque se fait d’une bonne idée, même si Soon-Yi était déjà majeure à l’époque. Pourtant, Allen et elle sont maintenant dans leur troisième décennie de mariage et ont élevé leurs propres filles, donc son comportement, aussi aberrant qu’il ait pu apparaître (ou était; je ne suis pas ici pour discuter de ce sujet) n’a fait imploser le monde de qui que ce soit qui n’était pas directement impliqué dans les événements.
Ceci n’est pas un plaidoyer, mais le rappel de faits. Allen a été autorisé à se glisser sur une route secondaire de la culture jusqu’à ce que le train MeToo prenne de la vapeur, le renverse et le dépose dans la terre de «ceux qui ont été définitivement effacés» où il réside avec d’autres parias comme Bill Cosby et Harvey Weinstein (de vrais violeurs condamnés), un destin particulièrement immérité pour quelqu’un qui était contre la masculinité toxique avant que ça ne soit à la mode.
La colère persistante à l’égard de Woody Allen me rappelle la fiole d’huile des Maccabées dans l’antiquité romaine, qui ne s’arrêtait jamais de brûler. Peu importent les faits, l’idée persiste, c’est un sale type et si vous ne le voyez pas c’est qu’il y a quelque chose qui ne va pas chez vous. Il a complètement cessé d’être une personne et est devenu plutôt un avatar sur lequel un certain type d’individus «ouverts d’esprit» projette sa hargne envers le privilège blanc, le gouffre entre les classes, le patriarcat pourri jusqu’à la moelle, qui doit maintenant être démoli le plus rapidement possible et certainement avant que ce pervers soit autorisé à faire un autre film.
Carnage culturel
Compte tenu de la place glorieuse qu’il a occupée dans la culture américaine, Woody Allen est un trophée remarquable. Socialement parlant, le faire chuter, c’est comme mettre un grizzli en cage. Le message est: si sa tête peut tomber, tout le monde doit prendre garde. Et que ce carnage culturel ait été mis en œuvre par une génération dont les parents l’ont tant aimé confère à l’ensemble du drame une teinte étrangement œdipienne.
Mais voici le point le plus important: s’il ne s’agissait que de Woody Allen, je n’écrirais pas cet article. Il a terminé récemment un nouveau film (tourné en Espagne) et se porte bien à l’international. Ça ira pour lui. Le problème est qu’effacer son travail est dangereux pour les valeurs mêmes dont les Américains prétendent se soucier, et pas seulement esthétiques. C’est une attaque envers la pensée critique, et le prix à payer sera élevé. Prenez un moment pour regarder le paysage politique contemporain et vous verrez de quoi je parle.
Picasso était affreux ; lacérons ses tableaux. Rudyard Kipling, un colonialiste, mettons ses livres au pilon
Considérez ce que nous perdons lorsque quelqu’un comme Woody Allen est attaqué par des bataillons d’arbitres culturels autoproclamés qui se font l’écho d’un récit médiatique de plus en plus courant. Picasso était affreux ; lacérons ses tableaux. Rudyard Kipling, un colonialiste, mettons ses livres au pilon. La prochaine fois que vous vous retrouverez à penser à l’icône féministe Zelda Fitzgerald, rappelez-vous ses réflexions sur les Afro-Américaines. Hemingway, T.S. Eliot, Emil Nolde, Ezra Pound, Edith Wharton, Balthus, Knut Hamsun, Patricia Highsmith, Richard Wagner, Louis-Ferdinand Céline, Paul Cézanne, Auguste Renoir; qui que vous estimiez, vous trouverez probablement en eux quelque chose que vous n’aimerez pas. Or, quand nous choisissons volontairement de nous éloigner des œuvres de génie, quelque chose de fondamental est sacrifié.
Je veux plaider, tranquillement, conformément au bon goût, pour le retour de Woody Allen dans le corpus américain des grands humoristes et des cinéastes essentiels du XXe siècle, à égalité, certainement dans le domaine de la comédie, avec Chaplin et Keaton. Enseignez-le dans les universités, programmez ses films dans les festivals de son vivant. Mais quand j’imagine les protestations, tout ce que je vois, ce sont les visages renfrognés de ceux qui trouveront mon zèle au mieux ridicule, au pire suicidaire.
En réfléchissant à cette énigme, je me prends à penser à la Révolution française, qui a d’abord aiguisé la lame pour Louis XVI et Marie-Antoinette, puis pour Danton, et enfin pour Robespierre qui avait dirigé tout le spectacle et était probablement plus surpris que quiconque de ce rebondissement. On dit que la révolution dévore ses enfants. À ceux qui insultent Woody Allen, qui fulminent contre ses transgressions et abhorrent tout ce qu’il représente, je rappellerais qu’il en existe des milliers d’autres pour lesquels votre rage ne sera jamais assez pure. Et un jour, ils viendront pour vous. Peut-être pas avec une guillotine, mais la prochaine fois que vous vous retrouverez à vouloir exprimer une opinion et qu’au lieu de ça vous choisirez de tenir votre langue, vous saurez ce que je veux dire.
Voici mes réflexions sur Woody Allen. Bien sûr, je ne les publierai jamais. Quel genre d’idiot ferait ça?