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Le Monde.Ligue 1 : la grande désillusion économique du foot français
Le fiasco de la vente des droits télé du championnat de France pour la période 2024-2029 a été le point d’orgue de la crise que connaît l’écosystème du football professionnel tricolore. Retour sur une mauvaise passe.
Finies, les années fastes de la Ligue 1. Disparus, les grands noms de joueurs dont le championnat de France pouvait jusqu’ici s’enorgueillir. Le départ de Kylian Mbappé pour le Real Madrid, en 2024, s’ajoute à la liste de stars ayant déserté l’Hexagone et sa figure de proue, le Paris Saint-Germain, après les Neymar, Messi et autres Ibrahimovic. Une illustration de plus de la mauvaise passe que traverse la Ligue 1. Le versant professionnel du sport le plus populaire de France vit en quelque sorte sa « Grande Dépression », une désillusion à la mesure des ambitions qui avaient animé ses dirigeants ces dernières années, une perte de valeur sans précédent et un choc pour tout un écosystème.
Cet été, l’échec cuisant de la vente des droits de diffusion du cycle 2024-2029 a confirmé que la crise était sérieuse. La Ligue 1 ne va empocher « que » 500 millions d’euros de droits domestiques par an, soit près de 20 % de moins que lors du cycle précédent (2021-2024). Le montant consenti par les groupes DAZN et BeIN Sports est très loin des ambitions initialement affichées par Vincent Labrune. Le patron de la Ligue de football professionnel (LFP) avait fixé un prix de réserve de 830 millions d’euros.
L’écart entre la promesse et la réalité plonge le football français dans une situation financière délicate, les droits télé jouant un rôle essentiel dans son modèle économique. En moyenne, cette manne représente près d’un tiers du budget moyen des clubs, autant que les sponsors et autres produits (merchandising, subventions des collectivités…). Mais, pour les plus petits clubs, les droits télé pèsent encore plus lourd. Le manque à gagner tombe au plus mal alors que la moitié des clubs de Ligue 1 était déjà dans le rouge lors de la saison 2022-2023, alertait le dernier rapport de l’organe de surveillance financière de la LFP, en avril.
Malgré ce contexte, les clubs ne lèvent pas le pied pour le moment, les masses salariales suivant une courbe inflationniste. Et, de son côté, la LFP mise beaucoup sur LFP Media, son bras armé économique, tout en annonçant vouloir participer à l’effort : elle cherche à réaliser au moins 25 millions d’euros d’économies. Quant à son président, très confortablement réélu à sa tête en septembre malgré les critiques, il a annoncé une baisse de 30 % de sa rémunération. Celle-ci avait été multipliée par trois depuis 2022, à 1,2 million d’euros.
Davantage un symbole qu’une vraie mesure, cette baisse intervient alors que d’autres nuages planent au-dessus de la LFP. D’abord, l’enquête préliminaire conduite par le Parquet national financier, qui vise à déterminer s’il y a eu un détournement de fonds publics lors de l’accord financier passé entre la LFP et le fonds d’investissement CVC Capital Partners en 2022. Ensuite, la mission d’information du Sénat sur la « financiarisation du football », menée par Michel Savin (Les Républicains) et Laurent Lafon (Union centriste), qui arrive bientôt à sa conclusion. Elle doit rendre son rapport public fin octobre, voire début novembre.
Des droits télé en chute libre et des diffuseurs qui perdent leur chemise
L’arrivée chaotique de la plateforme britannique DAZN, qui diffuse depuis le 16 août huit des neuf matchs de chaque journée en direct, a donné des sueurs froides à la Ligue. Le nouveau diffuseur a été la cible de critiques sur les réseaux sociaux et dans les stades pour sa politique tarifaire jugée trop élevée. Au prix de 29,99 euros par mois avec engagement – et 39,99 euros sans –, l’offre éditoriale ne contient ni films et séries (comme auparavant avec les plateformes d’Amazon et de Canal+), ni multiplex du dimanche et magazine d’après-match. Face au « bad buzz » et à la flambée du piratage, que ce soit sur Telegram ou par le biais de boîtiers spécialisés, DAZN multiplie les offres promotionnelles pour tenter d’éteindre l’incendie. « On aurait préféré qu’ils fassent leurs promotions dès le début, reconnaît Benjamin Morel, directeur général de LFP Media, la filiale commerciale de la LFP. Mais ce sont eux qui décident de leur politique tarifaire. »
DAZN n’aurait aujourd’hui qu’autour de 500 000 abonnés – soit un tiers du nombre qui lui permettrait d’atteindre l’équilibre –, selon une estimation de L’Equipe. Contacté, Brice Daumin, patron de DAZN France, n’a pas souhaité commenter.
La difficulté à rentabiliser cet investissement n’est pas une nouveauté. L’aventure du foot français aurait causé environ 130 millions d’euros de déficit annuel pour Prime Video (Amazon), le précédent principal détenteur des droits, selon une estimation du cabinet NPA Conseil. Selon nos informations, Amazon a totalisé, au plus haut, entre 1,8 million et 2 millions d’abonnés à son Pass Ligue 1, avant de tomber autour de 1,2 million d’abonnés en juin.
La Ligue a imaginé pour DAZN une porte de sortie au bout de deux saisons, si le nouveau diffuseur n’atteint pas le seuil du million et demi d’abonnés. Autant dire que la LFP croise les doigts pour que la greffe entre DAZN et le public français prenne. D’autant que la LFP doit aussi composer avec BeIN Sports, qui n’a toujours pas versé sa première échéance. Le groupe qatari, qui diffuse le match du samedi à 17 heures en contrepartie de 80 millions d’euros par saison – plus 20 millions en « sponsoring » –, estime qu’« il reste des clauses contractuelles à régler, des discussions sur la codiffusion et les contraintes de programmation », explique Florent Houzot, le directeur de la rédaction et des antennes de BeIN.
Un grand absent, Canal+, qui n’a pas digéré l’affaire Mediapro
A la LFP, nombreux sont ceux qui espèrent faire revenir le groupe Canal+ au centre du jeu, pour apporter stabilité et visibilité, ce que le groupe télévisuel refuse catégoriquement. La filiale de Vivendi, le groupe de Vincent Bolloré, est en conflit ouvert avec la LFP depuis 2021, lorsque cette dernière a choisi d’attribuer à Amazon, plutôt qu’à elle, la majorité des droits abandonnés par Mediapro après le krach financier du groupe sino-espagnol. En 2018, Mediapro avait fait miroiter 780 millions d’euros de recettes annuelles, mais n’a jamais été capable de les régler, sa chaîne, Telefoot, avait cessé d’émettre après seulement sept mois d’existence. « On continue tous de payer les pots cassés de ce désastre », estime Florent Houzot, de BeIN Sports. Vincent Labrune, qui dit comprendre le « sentiment de trahison chez Canal+ », cherche à « rétablir les relations ». « Nous devrons désormais nous y consacrer pour notre futur », insiste celui qui a été élu en 2020.
Canal+ a fait une croix, pour le moment, sur la diffusion de la Ligue 1, tout en gardant un rôle en tant que distributeur de DAZN et de BeIN Sports. Le groupe mise désormais surtout sur le nouveau format de la Ligue des champions, dont il détient les droits jusqu’en 2027. Cette compétition enrichie – 36 clubs au lieu de 32, et huit matchs par équipe au lieu de six – a de quoi faire de l’ombre à la Ligue 1.
Des petits clubs menacés par un « effet ciseau »
Les difficultés du football français ne s’expliquent cependant pas seulement par la baisse drastique des droits télévisés. La crise préexistait. Les clubs de Ligue 1 ont accumulé 2,3 milliards d’euros de pertes opérationnelles courantes entre 2018-2019 et 2022-2023, selon la direction nationale du contrôle de gestion, le régulateur financier du football français.
En 2022-2023, les clubs de Ligue 1 ont dépensé 3,2 milliards d’euros, quand ils n’en gagnaient que 2,4 milliards. Ce trou de 800 millions d’euros a été partiellement comblé par les transferts des joueurs (620 millions d’euros cette saison-là), notamment les jeunes formés dans le pays, prisés par les trois plus grands championnats européens (Angleterre, Espagne, Allemagne).
Ce modèle économique, structurellement déficitaire, n’est pas viable : les transferts varient d’année en année, selon les liquidités et les appétits extérieurs. Par ailleurs, le système des transferts est menacé par un arrêt récent de la Cour de justice de l’Union européenne, estimant que certaines règles de la Fédération internationale de football étaient de « nature à entraver la libre circulation » des footballeurs professionnels.
La photographie globale est d’autant plus inquiétante que le Paris Saint-Germain concentre 33 % des recettes totales hors transferts de joueurs. Le foot français est donc polarisé, une poignée de clubs pesant beaucoup plus lourd que les autres (le PSG, Marseille, Lyon, Monaco…), car disputant régulièrement les compétitions européennes et en tirant des revenus. A l’inverse, les clubs qui ont des « actionnaires historiques plus traditionnels », c’est-à-dire familiaux, et « n’ont pas accès aux recettes de l’UEFA » (l’instance qui règne sur le football européen), comme Montpellier, Nantes, Reims, Angers…, risquent particulièrement de souffrir, selon M. Labrune. Non seulement leurs droits audiovisuels domestiques baissent, mais les masses salariales suivent une courbe inflationniste. La rémunération totale des joueurs (57 % des coûts globaux de la Ligue 1) est passée de 2,6 milliards d’euros en 2018-2019 à 3,2 milliards en 2022-2023, notamment lorsque les présidents ont cru aux promesses d’abondance de Mediapro.
Un « effet ciseau » qui pourrait donc être épineux pour plusieurs clubs. « Beaucoup d’entre eux sont en difficulté, y compris de grands noms », ajoute un ancien président resté dans le circuit. Le dirigeant d’un club historique, qui ne souhaite pas être nommé, craint, lui, une « catastrophe » à venir.
Un patron de la LFP « caméléon »
Méthode Coué ou optimisme inébranlable, toujours est-il que Vincent Labrune, fort de sa réélection sans appel (avec 85,7 % des voix de l’assemblée générale et le soutien massif de son conseil d’administration), affiche une confiance à toute épreuve : « On s’est pris un stop avec le montant des droits domestiques. Pour autant, on est sur la bonne voie », assure-t-il, dans son vaste bureau, au cinquième étage du nouveau et rutilant siège parisien de la LFP, acquis pour 120 millions d’euros. Et le dirigeant de 53 ans de continuer à prédire que son projet sera payant « à moyen et long terme ».
Principale cible des critiques, il trouve « injuste » d’être jugé « à court terme ». « L’échec des droits domestiques n’occulte pas le reste, et les réussites que nous avons obtenues sur les droits internationaux, commerciaux et digitaux, en très sensible hausse », égrène-t-il.
Battu en septembre dans la course à la présidence de la LFP, Cyril Linette, ex-patron de L’Equipe et du PMU, avait axé sa campagne sur la nécessité d’une cure d’austérité générale. Vincent Labrune mise à son tour sur la « capacité des clubs à réussir à réduire leur masse salariale ». Expert dans l’art d’ajuster son discours en fonction de la conjoncture, l’ancien président de l’OM explique que la politique qu’il a mise en place depuis son élection, en 2020, a pour but d’aller chercher la manne de revenus issue de l’UEFA (201 millions d’euros en 2022-2023 pour les sept clubs engagés en Europe) parce qu’il avait compris qu’il fallait « réduire la dépendance aux droits domestiques ».
Le président de la LFP insiste sur la réussite du foot français à l’échelle continentale, qu’illustrent, selon lui, les bons débuts des quatre clubs hexagonaux en Ligue des champions. « La Ligue des champions a toujours été le baromètre du niveau de notre championnat », relève-t-il. L’ancien communicant y voit la conséquence du changement dans le partage des droits qu’il a mis en place, visant à mieux rémunérer les clubs obtenant des résultats sportifs dans les compétitions continentales. A l’en croire, l’un de ses principaux mérites à la tête de la LFP a été de permettre à la France de « conserver la cinquième place à l’indice UEFA » en 2023-2024, garantissant ainsi un ticket d’entrée aux compétitions européennes à « sept clubs français sur 18 ».
Les as du marketing de LFP Media, une solution miracle… ou pas
La priorité, pour Vincent Labrune, est l’« élargissement de l’audience globale » de la Ligue 1 – comprendre : hors droits télévisuels. Cette tâche, le « deuxième pilier » de son « plan de développement » du football français, revient à LFP Media. La filiale a été conçue en 2022 pour loger toutes les activités générant des revenus : vente des droits de diffusion, partenariats et sponsoring, droits de paris sportifs… La vingtaine de salariés de Mon petit gazon, le jeu de fantasy en ligne aux 2,3 millions d’utilisateurs par semaine, que la Ligue a racheté en 2022, est, par exemple, intégrée dans cette structure. « On doit sortir du cadre exclusivement sportif des jours de match, pour créer un véritable produit de divertissement que l’on peut consommer différemment toute la semaine », ambitionne Vincent Labrune.
La filiale commerciale est dirigée par Benjamin Morel. Cet ex-patron du Tournoi des six nations de rugby, adepte du langage du marketing, décrit avec force détails sa « stratégie d’engagement et d’“embasement” des fans ». « Les revenus vont croître parce qu’on aura donné de la valeur au produit, pas parce qu’il y aura une concurrence entre des diffuseurs », estime-t-il. D’où une refonte totale, commencée en 2023, de ce qu’il appelle la « plateforme de marque » du championnat de France : nouveau logo, nouvelle charte graphique, nouveau trophée, nouvelle campagne de communication autour du « football à la française ».
A son arrivée, début 2023, la priorité du patron de LFP Media a été de « renforcer les équipes » et de « professionnaliser » l’activité commerciale. Benjamin Morel s’est entouré de professionnels réputés, comme l’ancien directeur des rédactions de L’Equipe, Jérôme Cazadieu, et un ancien vice-président du groupe BeIN Media, Martin Aurenche. La filiale compte aujourd’hui 85 collaborateurs, sur l’effectif total de la Ligue, qui en compte 145. Ses effectifs ont doublé en deux ans, ce qui explique en partie l’augmentation des charges de la LFP. Des investissements jugés indispensables à la revalorisation de la Ligue 1, selon Benjamin Morel.
Dans l’industrie du divertissement, la concurrence, qui vient aussi des plateformes comme Netflix ou des réseaux sociaux, est très rude. Mais le patron de LFP Media dégaine des études internes, réalisées par l’institut Ipsos, qui témoignent d’un intérêt en hausse constante depuis 2016 du public pour la Ligue 1, notamment chez les moins de 35 ans. Il en veut aussi pour preuves, graphiques à l’appui, l’accroissement du nombre des abonnés, notamment sur TikTok et Instagram, ou certaines recettes en croissance. Le partenariat de naming avec McDonald’s, effectif depuis cette saison, rapporte 30 millions d’euros par an – contre 16 millions pour le précédent, avec Uber Eats.
CVC, un financeur luxembourgeois pour jouer les sauveurs et les entremetteurs
Pour financer ces ambitions, la LFP a cédé 13 % du capital de LFP Media au fonds d’investissement luxembourgeois CVC Capital Partners, qui touche désormais 13 % des revenus. La saison en cours est d’autant plus critique qu’un rattrapage sur les deux dernières saisons (53 millions d’euros) doit doubler la somme à rembourser (plus de 100 millions), soit autant de manque à gagner pour les clubs. Orchestrée par les banques d’affaires Lazard et Centerview, la transaction s’est conclue au prix de 1,5 milliard d’euros (et a permis à Vincent Labrune de toucher un bonus de 3 millions, au cœur des critiques de la mission sénatoriale). Si la majeure partie de ces fonds a été reversée aux clubs pour accompagner – théoriquement – leurs investissements structurels, la Ligue a récupéré environ 300 millions devant lui permettre de faire grossir son business.
Comment CVC a-t-il vécu l’échec de la vente des droits domestiques ? Contactés par Le Monde, ses représentants à Paris, en phase avec la stratégie imaginée autour de LFP Media, n’ont pas souhaité s’exprimer. Mais, selon nos informations, s’ils ne souhaitent pas le départ de M. Labrune, puisqu’il a toujours la confiance des présidents de club à son conseil d’administration, ils déplorent sa gestion trop solitaire.
Certains patrons de club aimeraient pourtant que CVC s’engage plus : « Ils ont mis 1,5 milliard sur la table et on ne les entend pas, regrette Jean-Michel Roussier, le président du Havre, très critique de Vincent Labrune. A un moment donné, quand l’écart entre ce qui leur a été vendu et la réalité de ce qui est fait est tel… »
En coulisses, les représentants de CVC œuvrent plutôt pour renouer avec Canal+. Au printemps, ils ont rencontré plusieurs fois Maxime Saada, le patron du groupe télévisuel, pour tenter de le faire revenir à la table des négociations. « CVC croit toujours au potentiel de la Ligue 1, qu’ils estiment sous-développée », explique une source proche du fonds. A l’origine, CVC tablait sur une revente de sa participation d’ici à six à dix ans. Au vu de la situation, il pourrait rester plus longtemps.