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« Elephant Man », Kennedy, les filles... Ce que David Lynch racontait dans ses mémoires
Par Nicolas Schaller
En 2018, le réalisateur de « Twin Peaks » et de « Mulholland Drive », disparu à l’âge de 78 ans, se racontait dans des Mémoires étonnantes. Extraits.
On a tous en nous un film de David Lynch que l’on n’a pas compris. « Eraserhead », « Lost Highway », « Mulholland Drive » : à chacun sa plus marquante expérience « lynchienne ». L’épithète, apparue à la fin des années 1990, après le phénomène « Twin Peaks » et la palme d’or pour « Sailor et Lula », désigne une œuvre sibylline dont l’univers emprunte à l’imagerie du film noir et à l’illogisme du rêve.
Elle dit surtout à quel point le cinéaste, mort à l’âge de 78 ans, a marqué l’imaginaire collectif. « Je suis venu au cinéma par le biais de la peinture, dit-il . Et un peintre, par essence, a une liberté totale. » Les films de David Lynch ne ressemblent à aucun autre, il ne pouvait en être autrement de son autobiographie. Définitive (600 pages), illustrée de photos personnelles, dédiée « à sa Sainteté Maharishi Mahesh Yogi et à la grande famille humaine », elle est à deux voix.
D’un côté, celle de la journaliste et commissaire d’art Kristine McKenna, qui retrace la vie de l’artiste, adepte de méditation transcendantale, à partir de nombreux témoignages. De l’autre, celle de Lynch lui-même, qui réagit à chaque chapitre, le complète par ses propres souvenirs et digresse avec un sens très particulier de l’anecdote, pragmatique et sans chute, dont la pertinence se révèle quand on ne s’y attend pas – comme ses films, cauchemars éveillés construits par associations d’idées.
Son enfance à Boise (Idaho), dans une Amérique d’après-guerre à la Norman Rockwell, sa relation privilégiée avec Fellini, sa brève collaboration avec un Michael Jackson obnubilé par l’idée de lui racheter ses reliques d’« Elephant Man », ses marottes, ses muses, ses femmes : le maître aux faux airs de James Stewart et de Jean-Luc Mélenchon se livre de long en barge tout en cultivant le mystère. Extraits.
La dame blanche
« Un soir, alors que j’étais sorti avec mon frère, la nuit semblait magique car tout se fondait dans l’obscurité. Aujourd’hui, toutes les rues sont éclairées, mais dans les années 1950, dans une bourgade comme Boise, les réverbères diffusaient une lumière faible. Tandis qu’on déambulait au hasard des rues, une femme nue, à la peau très blanche, est apparue. Sans doute à cause de l’éclairage blafard, j’ai eu l’impression que sa peau avait la couleur du lait, et que sa bouche était en sang. Elle titubait, visiblement dans un sale état, dans le plus simple appareil. C’était un spectacle irréel. Elle se dirigeait vers nous sans vraiment nous voir. Mon frère s’est mis à pleurer et elle s’est assise sur le trottoir. Je voulais aider cette femme, mais je ne savais pas quoi faire. J’aurais dû lui demander : « Tout va bien ? Vous avez mal quelque part ? » Mais elle ne disait rien. Elle était terrifiée, blessée, et pourtant elle était magnifique. »
Les filles catholiques, Kennedy et moi
« Mon type de fille ? Les brunes, je dirais, du genre bibliothécaire coincée. Vous savez, l’apparence stricte qui cache un caractère impétueux. Judy Westerman est celle qui m’a le plus marqué. Je l’aimais beaucoup. Elle ressemblait un peu à Paula Prentiss. Lui ai-je été fidèle ? Non. Enfin, oui et non. Je voyais d’autres filles avec qui j’allais plus loin, parce que Judy était catholique. Nos rendez-vous les plus débridés ont été les premiers, car à chaque séance de catéchisme, elle découvrait des interdits supplémentaires.
[...] Un vent de changement soufflait sur les Etats-Unis à la fin des années 1950, un changement que j’ai senti quand nous avons déménagé à Virginia, et qui se produisait également à Boise. Puis Kennedy a été assassiné en 1963, et la situation a empiré. Cette journée restera gravée dans ma mémoire. [...] On nous a appris la nouvelle et l’école a fermé ses portes.
J’ai raccompagné Judy à la maison, qui sanglotait si fort qu’elle n’a pas pu articuler un mot. Kennedy était catholique, comme elle, et Judy le portait aux nues. On est montés dans son appartement, au deuxième étage d’un immeuble. Sa mère se trouvait dans la salle à manger. Judy est passée à côté d’elle comme un zombie et est allée s’enfermer dans sa chambre. Elle n’en est ressortie que quatre jours plus tard.
Au début, je n’ai pas remis en question l’identité de l’assassin de Kennedy. Puis je me suis interrogé sur le mobile. Certains se demandaient à qui profitait le crime. Lyndon Baines Johnson habitait au Texas et l’avait fait venir à Dallas. Et Johnson rêvait d’être président depuis qu’il était haut comme trois pommes. Un des sénateurs les plus influents de l’histoire des Etats-Unis aurait renoncé à la magistrature suprême pour devenir vice-président ? Il se trouvait à une balle de pistolet de la présidence, et je crois qu’il haïssait suffisamment Kennedy pour avoir fait en sorte de prendre sa place. C’est ma théorie. »
« Je tenais beaucoup à fabriquer moi-même le masque de l’Elephant Man, mais peu après mon arrivée à Londres, plusieurs événements étranges me sont arrivés. La maison où on logeait à Wembley était dotée d’un garage où j’avais installé mon atelier de fabrication du masque. Je me servais de glycérine, de talc, de latex et de plusieurs autres matériaux. C’était une maison typiquement anglaise, remplie de bibelots, et un jour, alors que je traversais la salle à manger, j’ai éprouvé une sensation de déjà-vu.
D’habitude, on pense : « Oh, j’ai déjà vécu cette scène », mais cette fois, je me suis visualisé dans le futur. Et j’ai compris une chose essentielle : le maquillage de l’Elephant Man ne fonctionnerait pas. Je le savais. Je l’avais vu. On peut voir l’avenir. Ce n’est pas facile, mais si on le désire vraiment, c’est possible. J’avais bien avancé sur le masque, mais quand j’en ai appliqué une partie sur le visage de John Hurt, ce dernier ne pouvait plus bouger. Il a soupiré : « C’était bien tenté, David. »
Lorsque J.F. Kennedy a été assassiné, le pays a traversé quatre journées noires. Eh bien, c’est là que ma période noire a débuté. Quand j’étais éveillé, je n’arrivais pas à garder les yeux ouverts, et quand je m’endormais, je faisais d’affreux cauchemars. J’avais des pensées suicidaires et je ne supportais plus d’habiter mon propre corps. J’éprouvais un profond dégoût pour moi-même. « Qui est capable d’endurer un tel calvaire ? » me demandais-je.
La production a fait appel à Chris Tucker, un maquilleur qui a pris un malin plaisir à me dénigrer, en leur promettant de tout arranger. Je me sentais horriblement mal. Mel [Brooks, producteur d’« Elephant Man », NDLR] a alors décidé de venir à Londres : « Je veux voir David. » Quatre jours plus tard, Mel est arrivé. Quand il m’a vu, il a souri. « David, ton boulot est de diriger ce film, pas de fabriquer le masque. C’est un énorme travail, tu n’aurais jamais dû te lancer là-dedans... Heureusement, maintenant, on a Chris Tucker. » Cela a mis fin à ma période sombre. »
Un baiser d’Elizabeth Taylor
« J’ai été invité à la fête des Oscars donnée par Swifty Lazar, à Spago – j’avais été nommé pour le prix du meilleur réalisateur pour « Blue Velvet ». Mais j’ai perdu contre le « Platoon » d’Oliver Stone. Je suis allé à la soirée avec Isabella [Rossellini, sa compagne d’alors]. Plusieurs lauréats avaient apporté leur oscar, et Anjelica Huston m’a abordé : « David, vous connaissez mon père il me semble ? » J’avais rencontré John Huston au Mexique. Nous avions assisté ensemble à un spectacle à Puerto Vallarta.
[...] « Mon père est dans la pièce d’à côté. Pourquoi n’allez-vous pas le saluer ? » Très bonne idée. J’ai ouvert la porte du salon privé et j’ai vu John assis à une table en compagnie de George Hamilton et d’Elizabeth Taylor. J’adore Elizabeth Taylor dans « Une place au soleil ». Ce baiser entre Monty Clift et elle ? L’un des mieux filmés de toute l’histoire du cinéma ! Grace Kelly et Jimmy Stewart dans « Fenêtre sur cour » s’embrassent magnifiquement aussi.
Ce soir-là, Elizabeth Taylor a présenté le prix du meilleur réalisateur, et dans les coulisses, elle m’a chuchoté : « J’ai adoré ‘‘Blue Velvet''. » Mon cœur tambourinait dans ma poitrine. J’étais étonné qu’elle l’ait vu et apprécié. « J’aurais aimé gagner, lui ai-je avoué plus tard, car lorsque vous avez donné son prix à Oliver Stone, il vous a embrassée. » Elle m’a fait signe d’approcher ; j’ai avancé d’un pas, je me suis penché vers elle, et j’ai plongé dans ses yeux violets, avant de poser mes lèvres sur les siennes. Des lèvres incroyablement douces. Un moment magique.
Ensuite, nous avons discuté avec John Huston. Je l’ai embrassée une autre fois à Cannes. Comme j’étais assis à sa table, je lui ai rappelé notre baiser à Spago et je lui ai demandé si je pouvais recommencer. A l’époque, j’étais avec Mary Sweeney. Plus tard, Elizabeth a appelé ma chambre et m’a demandé si j’étais marié. La célèbre actrice aimait le mariage – elle s’est mariée sept ou huit fois ! Mais je ne voulais pas épouser Elizabeth Taylor. »
« Je m’entendais bien avec Francis Bouygues »
« Je suis allé à Paris pour rencontrer Francis Bouygues dans son bureau au dernier étage d’un immeuble sur les Champs-Elysées. [...] Je me suis retrouvé seul face à M. Bouygues et ses deux acolytes, deux sales types qui me toisaient comme pour me dire : « On va te crucifier. » Ils ne voulaient pas que Bouygues investisse dans la production cinématographique, et ils dégageaient de très mauvaises vibrations. [...] C’était le mauvais côté de la France, cette arrogance affichée.
J’ai souvent droit à ce genre de réaction quand j’évoque la méditation. Les journalistes sont passionnés par mes films, mais dès que j’aborde le sujet de la méditation, ils prennent une expression moqueuse. [...] Francis Bouygues n’était pas un grand cinéphile, mais il adorait « Sailor et Lula ». Il aimait sa force.
Je m’entendais bien avec Francis et sa femme, Monique, même si en affaires, c’était sûrement un homme impitoyable, qui s’entourait de types comme lui. Cela explique pourquoi tant de gens le détestaient. Francis et moi avions sympathisé. On se déplaçait dans sa voiture de golf et on bavardait comme de vieux amis. Il voyait grand et savait faire avancer les choses. Il avait construit le tunnel sous la Manche, ainsi que la Grande Arche de la Défense, au nord-ouest de Paris. Il me l’a fait visiter avec ses gardes du corps et ses ingénieurs. On formait un cortège de quinze vans.
Une fois, il est venu à Stockton, en Californie, et il a tellement aimé les habitants et les usines de Stockton qu’il a failli s’installer là-bas. Mais il est retourné en France pour bâtir un empire – c’était son destin. Francis m’a demandé un jour combien j’avais d’employés. Trois, lui ai-je répondu. Lui en avait trois cent mille. Son pouvoir était immense.
Ce que j’aime tant en France, c’est que tout touche à l’art. L’architecture, le mobilier, la vaisselle, les trains, les voitures, la cuisine, les outils, le vin, la mode... sont autant de formes d’art. Et les Français croient à la qualité des matériaux, à l’artisanat, et à la conception haut de gamme. Les Italiens ont la même tendance. J’aimais l’hôtel où je descendais à Paris. J’aimais aussi les gens, et puis le foie gras, le bordeaux et les croque-madame. Leur café est délicieux, même s’il n’est pas aussi bon que le « café David Lynch ». »
-Message adressé par David Lynch à ses parents en 1977 : « Chers mamans... et papa, s’il vous plaît, n’allez pas voir ’Eraserhead’... et ne dites à personne que j’ai fait ce film. » -
« Marlon Brando aimait se travestir »
« Marlon est venu plusieurs fois à la maison. Un jour, il a débarqué sans prévenir – je crois qu’il a conduit lui-même – et il était très impressionnant. Vous imaginez ? Marlon Brando dans votre salon ? J’étais un peu nerveux, car je ne savais pas pourquoi il était là ni ce qu’on allait faire. J’ai pensé lui proposer un café, mais il m’a demandé si j’avais quelque chose à manger. Mon Dieu ! « Marlon, je ne sais pas. Allons voir. »
On a trouvé une tomate et une banane dans la cuisine. Il a lâché : « Bon, ça ira. » Je lui ai apporté une assiette, un couteau et une fourchette, puis on a bavardé. Il m’a réclamé du sel, a salé sa tomate et l’a mangée tout en bavardant. Ensuite, Mary [alors épouse de Lynch] est arrivée avec Riley [leur fils], et Brando a déclaré : « Mary, donne-moi ta main, j’ai un cadeau pour toi. » Elle lui a tendu la main et il a passé à son doigt un anneau qu’il avait fabriqué avec l’autocollant de la tomate.
A cette époque, Marlon aimait se travestir de temps à autre ; il avait proposé à Harry Dean [Stanton] de se déguiser en femme avec lui, puis d’aller prendre le thé. Imaginez un peu le tableau ! Ça aurait été génial ! Il me suffisait de laisser la caméra tourner... mais Marlon a changé d’avis. Ça m’a rendu dingue. Il aurait dû le faire ! [...]
J’ai montré « Lost Highway » à Marlon Brando avant sa sortie en salle. On avait loué un cinéma et annoncé au propriétaire la venue de la star. Le propriétaire était aux anges. Quand Brando est arrivé, un hamburger-frites l’attendait ! Marlon a rempli ses poches de bonbons et a tout dévoré dans la salle. Plus tard, il m’a appelé : « C’est un sacré bon film, mais il ne rapportera pas un centime. » J’étais comblé. »