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Article du Monde :"Elles se précipitent vers les jets d’eau de la place Saint-Germain, à Rennes (Ille-et-Vilaine). Florianne, Angéline et Elisa Martinez aspergent leurs jambes et leurs visages. Ces trois sœurs ont passé leur vendredi 17 juin à traquer la fraîcheur dans des galeries marchandes climatisées ou dans des églises. La découverte de cette fontaine est une aubaine alors que la température atteint 36,9 °C. Un record pour un mois de juin à Rennes. Fataliste, Angéline, étudiante à Sciences Po, constate : « Depuis l’école maternelle, nos parents parlent de la canicule de 2003 comme d’un événement exceptionnel. Les pics de chaleur ne nous surprennent pas. Nous avons grandi avec. Nous sommes la génération canicule. » Ce vendredi, quatorze autres départements figurent en vigilance rouge sur la carte Météo-France. L’Ille-et-Vilaine a, elle, été classée en orange. C’est déjà trop pour Florianne Martinez, interne en médecine : « On pensait la Bretagne épargnée. Finalement, on souffre désormais de la chaleur dans cette région au climat pourtant tempéré. »
Front perlant de sueur, Léa Viitanen opine. Postée dans un coin dans sa crêperie ambulante stationnée au cœur du marché du quartier populaire de Villejean, la vendeuse profite de l’air brassé par deux ventilateurs. « La chaleur nous oblige à adapter notre travail. Aujourd’hui, on a cuit un stock de galettes dès le début du marché pour éviter de cuisiner en flux tendu. On limite ainsi la montée en température dans le camion », décrit la crêpière, qui redoute l’heure d’affluence lorsque toutes les plaques à crêpes chaufferont simultanément.
Ericka Ilinga, 18 ans, passe à proximité du camion et se rue sur un étal voisin pour acheter de la pastèque. Ses deux petites sœurs qui l’accompagnent dévorent un morceau. « Moi, je n’arrive à rien avaler depuis plusieurs jours tellement j’étouffe. Même boire m’est difficile, souffle la lycéenne. Nous allons rentrer, fermer les volets et relancer le ventilateur pour nous protéger de la chaleur. » La jeune femme habite dans une rue perpendiculaire, un immeuble récent et mieux isolé que les grandes tours du quartier, bâties dans les années 1970, qui dominent Villejean. A leur pied, la dalle Kennedy s’étend comme un rouleau de macadam jusqu’aux escalators du métro. Dessus, quelques bancs abrités. Tous ont été pris d’assaut. « La municipalité n’a pas suffisamment anticipé le changement climatique dans ses réflexions urbaines, juge Joëlle Guillet, sexagénaire de retour du marché. Les réflexions des aménagements des places ont jusqu’alors été très minérales. Aujourd’hui, il faut végétaliser davantage pour se protéger. »Ces dernières années, les élus locaux prennent conscience de la menace du soleil breton. Jeudi, le conseil départemental d’Ille-et-Vilaine a, par exemple, expérimenté l’épandage de lait de chaux sur différentes portions de route pour les blanchir. Une technique censée limiter la montée en température du bitume et ainsi limiter sa dilatation qui accentue les risques d’usure et d’accident.
Juché sur son VTT, Grégory aurait volontiers roulé sur cette chaussée plus fraîche. L’expérimentation ne concerne cependant pas les voies rennaises. « La réverbération de la chaleur du sol est difficilement supportable. Sur le vélo, on se déshydrate tellement rapidement », souffre ce militaire à la retraite travaillant désormais comme coursier. Sous un arbre, Grégory, qui n’a pas souhaité communiquer son nom, dégaine son téléphone portable pour montrer le parcours de sa matinée. Cinq courses acceptées, 51 kilomètres parcourus, 4 h 39 d’effort pour une rémunération de 22,10 euros. De « l’argent de poche » laborieusement gagné.
.Le soleil rennais agresse de la même manière Adama. Ce demandeur d’asile ivoirien explique vivre ces derniers jours « une course à l’eau ». Une bouteille vide sous le bras, il se présente à l’accueil du restaurant social Leperdit. Entre 80 et 160 sans-abri mangent ici, chaque midi, et profitent de l’ombre du barnum dressé dans la cour. Inquiets des risques de déshydratation encourus par les usagers, les travailleurs sociaux leur rappellent l’emplacement des différents points d’eau potable dans la ville. Adama les connaît tous. Les professionnels lui signalent qu’il peut solliciter un hébergement d’urgence pour s’abriter. Il refuse. Les places sont rares. Les horaires, contraignants. D’autant plus depuis qu’il a trouvé un « truc » pour dompter la chaleur de la ville. Adama se rend régulièrement en train à Saint-Malo pour profiter de l’air frais de la côte d’Emeraude. Ce week-end, il projette d’y retourner.
Un record de température maximal risque de tomber encore dans la capitale bretonne. C’est ce que prédisent et redoutent les experts de Météo-Bretagne, une entreprise spécialisée dans le traitement des données climatiques. « Nous vivons des phénomènes anormaux. Cette vague de chaleur est inédite par son caractère précoce et due au dérèglement climatique. L’autre phénomène préoccupant du moment ? La sécheresse », s’alarme Sébastien Decaux, prévisionniste.
Depuis septembre 2021, une baisse de 30 % à 40 % de la pluviométrie a été constatée dans la péninsule. Début juin, l’île de Groix (Morbihan) a ainsi été placée en situation de crise. Depuis trois semaines, l’Ille-et-Vilaine est un des départements français en alerte jaune. Les nombreux agriculteurs du territoire doivent notamment restreindre leur consommation d’eau. Cette sécheresse vire au casse-tête pour les exploitants agricoles mais aussi pour Patrice Schiapparelli, commandant au service départemental d’incendie et de secours d’Ille-et-Vilaine. Chargé de la prévention du risque de feu en milieu naturel, il ausculte les derniers bulletins météorologiques de ce vendredi après-midi. Le manque d’eau couplé aux fortes chaleurs a asséché la végétation de la campagne. Un barbecue mal éteint, un mégot jeté sur le bord de la route ou une étincelle provoquée par une lame de moissonneuse-batteuse heurtant un caillou suffisent à déclencher un feu.
Ces dernières semaines, les pompiers bretons enchaînent les interventions. Au nord de Rennes, en forêt de Liffré, un incendie a brûlé 25 hectares de végétation et mobilisé les sapeurs quatre jours durant. « Le dérèglement climatique nous contraint à repenser nos dispositifs d’intervention et à nous adapter vite », constate Patrice Schiapparelli, qui coordonne le renforcement des dispositifs de formation des effectifs locaux et le renouvellement des équipements pour mieux lutter contre les incendies d’espace naturel.Mais son urgence du jour, c’est la gestion des risques de ce samedi. L’officier a maintenu ses équipes en alerte et se tient prêt à mobiliser un bombardier d’eau stationné à Angers. Si, dans les années 2000, quelqu’un avait prédit à Patrice Schiapparelli qu’il anticiperait des incendies de végétation en Bretagne comme cela se gère dans des départements du sud de la France, il ne l’aurait jamais cru. Pourtant, c’est désormais une réalité.
Benjamin Keltz(Rennes, correspondance)"